Ain Seynour avant la guerre 39-45

 

Lorsqu’en ville, la chaleur devenait suffocante, nous partions en voiture à la recherche d’un peu de fraîcheur. Nous ne faisions que traverser le village d’Ain Seynour, toujours calme, discret, désert, poursuivant notre chemin jusqu’à Laverdure. Au retour, nous nous arrêtions immanquablement à la fontaine pour renouveler notre provision d’eau gazeuse. Parfois, à la tombée du jour, nous croisions les troupeaux de bovins qui rentraient à l’étable. Les lumières témoignaient de la vie qui régnait dans les maisons silencieuses, nettes, coquettes, aux jardins soigneusement entretenus.

Dans les années 30, l’ouverture de « Mon Auberge » a sorti le village de sa léthargie. Il était de bon ton d’aller y prendre un repas, un thé ou un apéritif. L’été, les estivants s’y installaient, d’autres préféraient Roissy. Des colonies de vacances occupaient les nouveaux locaux du « Petit Cheminot ». Les scouts installaient leur camp à l’ombre des chênes Liège. Ils clôturaient leur séjour par un feu de camp qui mettait tout le village en joie. La fête du village fixée à la fin Août attirait jeunes et moins jeunes des environs et donnait à Thérèse l’occasion d’exercer ses bonnes manières et d’écouler des bouteilles, qui depuis longtemps s’ennuyaient sur les vieilles étagères de son café épicerie.

 

Les années de guerre

En 1939, au lendemain de la fête annuelle, la mobilisation générale a été décrétée. Le surlendemain, c’était la guerre… Les jeunes sont partis, ceux qui restaient n’avaient aucun goût pour les distractions. Tout le pays s’est enfoncé dans la tristesse.

Il a fallu le débarquement allié en Algérie et l’installation de troupes anglaises à Mon Auberge et au Petit Cheminot pour redonner au village un peu de vie. Après le bombardement et l’explosion d’un train de munitions en gare de Souk-Ahras, la crainte d’une récidive avait précipité la population urbaine à la campagne. Roissy affichait complet, aucune maison n’était inoccupée. Les enfants vivaient ce dépaysement comme une période de vacances, tandis que les parents attendaient à la fois confiants et inquiets le passage du facteur.

Un jour, en début d’été, un nuage de criquets s’est abattu sur le village. Ils sont arrivés en val tellement serré, que le ciel en était obscurci. Insensibles au concert de tam-tam, de bidons, de casseroles, destiné à les éloigner, ils ont pris possession des champs, des jardins, des arbres, des prés… En quelques heures, une campagne à l’aspect hivernal s’étalait sous un soleil de plomb.

Enfin la guerre a pris fin. Le répit n’a pas durée longtemps, le 8 Mai qui devait être le jour de la commémoration de la victoire a été aussi celui du soulèvement de la population musulmane. Particulièrement violent dans la région de Sétif et de Ouelma, il avait ébranlé toute l’Algérie.

 

Mes années d’enseignante

A la rentrée scolaire de 1946 j’étais nommée à Ain Seynour. L’école était tout en haut du village. Dans la salle de classe très spacieuse mes quatorze élèves se perdaient. Au fond, elle abritait la réserve de bois de chauffage et quelques souris qui, lorsqu’elles s’égaraient entre les bureaux déclanchaient les cris et la joie des enfants tandis qu’une panique incontrôlable me poussait à monter sur un banc. Nous prenions nos récréations devant l’école sur un terre-plein généreusement ombragé. Les enfants étaient attentifs, calmes, attachants. Je me souviens de Josiane, de sa figure ronde et de ses tresses brunes, de Mohamed toujours jovial et impeccable dans sa blouse noire, de Lagdar qui rêvait de faire un jour le même travail que son papa et dont le jeu préféré était d’annoncer des arrivées ou des retards de trains ou de téléphoner à « Monsieur Mispatching ». Les autres, je les revoie mais j’ai oublié leur nom. Lorsque la rénovation de la salle de la mairie  a été terminée nous nous y sommes installés. Le local était clair, pas très grand mais suffisant. Nous y étions bien.

J’avais traversé Ain Seynour des centaines de fois, souvent l’après-midi et par beau temps. En y travaillant, j’en ai découvert tout le charme. Construites pour la plupart à flanc de coteau, les maisons émergeaient timidement de la verdure. Le matin, souvent une brume épaisse s’emparait de la vallée. Peu à peu elle s’étirait, s’allégeait, s’effilochait et comme l’aurait fait un rideau de scène, dévoilait en s’élevant, les prés,les troupeaux, les arbres, la voie ferrée, le viaduc, la colline, la vie sur l’autre versant. L’embranchement de la route de Bône et de celle qui menait à Roissy, formait un triangle planté d’énormes aloès. Je trouvais fabuleux, de voir en hiver, ces plantes exotiques, surgir de l’épaisse couche de neige, qui fondait d’ailleurs assez rapidement mais suffisait à cloîtrer les vaches dans les écuries.

Le quotidien

Le quotidien était laborieux, partagé entre les travaux des champs, l’élevage de bovins et le jardinage. L’entretien des poulaillers et des clapiers était généralement réservé aux femmes.

Le mardi, les hommes abandonnaient leur tenue de travail au profit du complet veston et du chapeau mou : c’était jour de marché à Souk-Ahras. Bien avant le lever du jour, guidés par leur berger, les animaux qui allaient être proposés à la vente, avaient pris le chemin de la ville. Tout le long de la route, s’étirait un log cortège où animaux et paysans se mêlaient. Les uns, fringants, drapés dans leur burnous blanc faisaient allégrement trotter leurs chevaux. Les autres, plus modestes, avançaient à pieds ou sur des ânes si petits que parfois leurs chaussures touchaient presque terre. Tous portaient d’énormes paniers où s’entassaient des volailles vivantes aux pattes ligotées, des œufs, des poissons de rivière, des légumes sauvages, des bouquets d’aromates qui trouveraient acquéreurs à la ville. Au retour, ces mêmes couffins étaient gonflés de sucre, de café, de thé vert, de pétrole, d’huile, de dattes, de figues sèches, de loukoums, parfois aussi de tissus ou de vêtements dénichés dans les friperies. Les européens s’approvisionnaient en pain, en viande, en épicerie, en produits de toutes sortes, car, en dehors du café - épicerie il n’y avait au village aucun commerce ou marchand ambulant qui puisse dépanner.

Sans commerces, sans distractions, il semblerait que la vie au village était bien triste. Détrompez-vous. Il y avait les promenades en campagne. Les rencontres et les bavardages à la fontaine. Le retour du car qui assurait le liaison Bône – Souk-Ahras. Assis sur un muret les vieux messieurs attendaient l’autobus avec l’espoir d’avoir une connaissance à saluer, des nouvelles à échanger. Madame B… qui à elle seule valait le détour. Très reconnaissants, les chiens et les chats qu’elle hébergeait l’accompagnaient dans tous ses déplacements que sa toilette aurait suffi à rendre remarquables. La radio, toujours crachotante parfois inaudible. La « Dépêche de Constantine » qui reliait au monde. Et enfin, cerise sur le gâteau le roman-fleuve des R…

Un projet de mariage mit fin à l’entente et à la bonne éducation de ces trois vieux célibataires. Après avoir longuement pratiqué l’injure et l’invective ils confièrent leurs différends à la justice. Excédé par l’amoncellement de problèmes insolites, ex : la date d’abattage et le partage d’un porc, le procureur en vint lui aussi à des écarts de langage. Leur écurie n’avait qu’une entrée. Elle avait été virtuellement partagée en trois par décision du tribunal. Les lots du fond revinrent aux sœurs. A partir de ce jour-là le frère négligea totalement le nettoyage de sa portion d’étable, ainsi les animaux prenaient à chaque passage un bain de fumier. Un constat fut ordonné. Administrateur, maire, adjoint, huissier, garde-champêtre étaient convoqués. Pour évaluer l’épaisseur de la couche de fumier c’est naturellement le garde-champêtre qui fut désigné. Conscient de l’importance de la mission qui lui était confiée, il était prêt, à faire don de sa personne. Vaillamment il entre dans l’étable, glissa au premier pas, s’étala de tout son long et faillit bien mourir étouffé dans la fange puante.

Avec le temps, les passions se sont calmées. Il semblait que rien ne pourrait désormais troubler la quiétude de ce joli village, et portant… qui aurait dit que ce serait à Valence que nous nous retrouverions pour en parler.