Le lundi 23 janvier 1871, vers six heures du soir, un européen d'origine espagnol
Raymond SERRA, travaillant sur un chantier construisant une route, vint
prévenir les autorités que les Spahis d'Aïn Guettar (l'actuel Gambetta), situé
à environ 15 kilomètres au Sud Est de Souk-Ahras, ont tué le brigadier français
LERAZEVET, au lieu dit Roumilla, qu'ils ont ouvert le feu sur
lui-même et ses camarades du chantier, SIBY fils, CLIET Henri, FLEURY et
un caporal du Génie qui dirigeait les travaux ainsi que FLAMENCOURT qui
chassait tout à côté. Le groupe des assaillis s'étant dispersé, il ignorait le
sort de chacun.
Aussitôt on fait appel au peloton des francs-tireurs et à quelques cavaliers,
en tout trente cinq hommes de la milice. A huit heures du soir, le Maire en
tête, ils partent à la recherche de leurs concitoyens. Arrivés au moulin
Lavigne, limite du territoire civil, à neuf heures et demie, ils retrouvent
l'un des ouvriers, CLIET Henri sain et sauf. Les recherches sont
arrêtées à cause de l'obscurité totale. Mais on envoie un émissaire à
l'administration militaire pour avoir des nouvelles des autres ouvriers et on
demande un renfort de vingt cinq à trente mobiles, commandés par un officier,
afin de continuer les recherches dans le territoire militaire, ramener les
ouvriers morts ou vifs, dégager le cadre français de la Smala cerné dans le
bordj d'Aïn-Guettar.
La halle
aux grains |
A onze heures du soir
l'administrateur militaire répondait au maire annonçant que FLAMENCOURT et
SIBY étaient rentrés mais qu'il n'avait pas de nouvelles de FLEURY
ni du caporal du Génie ; il pense qu'il n'est pas nécessaire d'envoyer un
détachement et ajoute que le général et le Sous-Préfet de Bône conseillent la
vigilance et la plus grande prudence.Le détachement de miliciens faisant
demi-tour arrive à Souk-Ahras à quatre heures du matin où il trouve la milice
sur pied.. |
On apprend que FLEURY et le caporal du génie
avaient été recueillis par le fils du cheikh
Mohamed Seghir et qu'ils étaient
rentrés à Souk-Ahras.
L'administrateur militaire se référant aux chefs
indigènes ne pense pas qu'il y ait une insurrection. Néanmoins, il avise les
Européens isolés d'avoir à rentrer en ville et invite le maire à faire de même
à l'égard de ceux qui se trouvent en territoire civil et il met au point un
plan de défense de la ville.
De son côté, le maire fait doubler les postes de la milice, demande des
renforts à Bône pour protéger les fermes et renforcer la milice à Souk-Ahras.
Le mercredi 25 janvier, un poteau télégraphique est coupé à dix sept kilomètres
de Souk-Ahras, des coups de feu sont entendus dans la direction d'Aïn Guettar,
des rumeurs colportées par des indigènes inquiètent la population. Enfin le 26
janvier, l'envoi de troupes de Bône est promis.
A onze heures du matin, une panique générale se produit sur le marché. Une
foule tumultueuse afflue vers la ville et déborde sur la rue de Bône , les habitants ferment portes et volets, l'anxiété est
générale, la milice se réunit spontanément.
Apparaît alors un goum
commandé par le chef du Bureau arabe, le capitaine Havas duTailly. Il
parcourt au pas les rues transversales dans l'intérieur de la ville. |
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L'administrateur militaire donne
un escorte composée de trois spahis et d'un cavalier
du caïd des Hanencha. M. DEYRON, retenu par le service de la milice, en
sa qualité de lieutenant du peloton des francs-tireurs, c'est M. CHOISELAT,
géomètre du cadastre qui s'offre spontanément pour aller au moulin. Il part en
cabriolet avec Mohamed bon Tala, Indigène de service.
A trois heures et demie de l'après midi, M. LAVIGNE fils, également
minotier, n'avait pu atteindre son usine et rentrait à Souk-Ahras annonçant que
l'ennemi occupait la vallée de la Medjerdah et commençait le pillage. En même
temps on apprenait que M. CHOISELAT et les deux charretiers ROMIN et
BIOLET
Célestin avaient été massacrés, que FABRER Guillaume avec trois
autres personnes se trouvant au moulin Deyron avaient
pu fuir.
A quatre heures, on entendit une fusillade hors de la ville, l'attaque
commençait. Les francs-tireurs s'étaient portés au pas de course sur le marché
et le reste de la milice aux différents postes assignés par avance par le plan de
défense.
La partie Est, dite basse ville, commandée par le bordj, le cimetière et les
crêtes avancées, étaient gardés par les mobiles. La
milice occupait le front Sud du marché et le front Sud-Ouest, sur une ligne
partant du Bureau arabe et aboutissant au château d'eau. Les escarpements du
ravin de l'Oued-Zerga protégeaient suffisamment l'autre face. Néanmoins des
barricades y fermaient l'entrée des rues. Un obusier était placé sur le mamelon
du Bureau arabe, un autre au château d'eau.
Le goum et les spahis étaient massés autour du Bureau arabe, un poste de
mobiles était sur la place, la gendarmerie et la douane étaient sur le qui
vive. Les femmes, les enfants et les invalides s'étaient réfugiés au bordj,
(ces dispositions furent observées jusqu'au dégagement de la ville à l'arrivée
de la colonne de secours, le 30 janvier).
Le sous-lieutenant de spahis BOUNOMON, sorti en
reconnaissance dans la direction des mamelons dominant le marché, revint à
toute bride annonçant que l'ennemi se présentait en très grand nombre sur le
revers.
Un feu soutenu força l'ennemi à se replier derrière un second mamelon. Les
francs-tireurs alors s'élancent de nouveau et s'emparent du mamelon de gauche.
Ils parviennent à faire cesser le feu des assaillants et disperser un groupe d'environ
vingt spahis déserteurs qui s'apprêtaient à charger. Cet engagement dura
environ deux heures.
Le soir chacun reprend son poste et veille toute la nuit,
on élève des barricades et on crénelle les maisons bordant la face du marché.
Le vendredi 27 janvier, vers huit heures du matin, on aperçoit les spahis
déser-
teurs emmenant les troupeaux pris dans les fermes. Des colonnes d'épaisse fumée
s'élèvent en diverses directions, quelques obus dissipent un groupe de
cavaliers, les insurgés engagent le combat sur les mamelons tandis qu'ils font
défiler leurs prises.
Le samedi 28 janvier, goum, spahis et peloton de douane,
commandés par l'administrateur militaire et par le chef du Bureau arabe,
poussent une reconnaissance sur la route de Bône, afin de récupérer les morts.
Ils sont accueillis par un feu nourri des insurgés et ne peuvent que recueillir
le cadavre du jeune VINCENT.
Dans la matinée de nombreuses escarmouches avec feu nourri sur le front gardé
par les francs-tireurs ; au milieu du jour, le pluie
ralentit les velléités des assaillants.
Le dimanche 29 janvier, une nouvelle reconnaissance commandée par les mêmes
officiers et appuyée par trente mobiles, pousse jusqu'à la ferme Franco,
située sur la route de Bône, au grand tournant après la ferme Cordina à
deux kilomètres cinq cents de la ville. Elle recueille les cadavres des deux
autres frères VINCENT et se replie devant les insurgés, la retraite est
protégée par les mobiles déployés en tirailleurs.
L'administrateur informe que l'ennemi se propose de tenter
un suprême effort sur la ville et, s'il ne réussit pas, de se retirer en
Tunisie, avec son butin. Le lundi 30 janvier, les groupes observés dans la
campagne sont moins nombreux et moins serrés. Les burnous rouges ont disparu,
ils étaient à Aïn-Seynour. Les rebelles transportent leur butin, bestiaux et
grains provenant des fermes pillées et incendiées. Au moment où, abusée par des
renseignements de source indigène, on disait Barral et Duvivier
retranchés et barri-cadés, la première colonne, partie de Bône arrive vers
quatre heures du soir à Souk-Ahras.
Cette colonne partie de Bône le 26 janvier, sous le
commandement du général POUGET, après avoir campé le 28 au soir à
Aïn-Tahamimine entre en contact avec les insurgés, le 30 janvier au passage du
ravin d'Aïn-Seynour, sur un front de bataille de six cents mètres, elle les met
en déroute, leur causant des pertes sérieuses.
Les jours suivants des reconnaissances sont envoyées dans différentes directions afin de visiter les
fermes. Une colonne se dirige vers Aïn-Guettar, elle en revient le 14 février,
ramenant de nombreux prisonniers dont les principaux meneurs de cette
insurrection : cheikh Salah bon Dahmani,
cheikh Kaled bon Dahmani, caïd Ahmed bon Dahmani, caïd Ahmed Salah et son fils,
cheikh Salah bon Ali Dridir.
Témoignages
Jean-Baptiste SUERY,
exploitant agricole associé avec un notable dans une région non encore
contrôlée par l'armée. Sentant le danger, il réussit à se cacher dans un four
qui est inachevé, qui se trouve non loin de son exploitation. Il s'introduit
dans le four, il mure l'entrée de l'intérieur en la maçonnant lui-même,
laissant une petite ouverture dérobée pour l'aération. Son associé lui fait
passer quelque nourriture par une trappe bloquée à l'intérieur par une grosse
pierre. Les rebelles se doutant qu'il était enfermé, essaient de démolir le
four, mais un éboulement de terre les décourage et ils abandonnent leur
sinistre projet. Jean-Baptiste SUERY est resté ainsi tapi pendant trois
jours et demi, il n'est sorti de son trou que lors du passage la colonne allant
de Souk-Ahras à Aïn-Guettar.
Le meunier VALENTIN a été cerné le 27 janvier, dans le moulin Saïd.
Secondé par son fils Raymond et son khammès Férath Chérif, ils
repoussent les rebelles pendant plus d'une heure, se défendant courageu-sement,
tuant deux assaillants, en blessant plusieurs autres. Sur le point de succomber
devant leur nombre, la porte d'entrée ayant été incendiée, VALENTIN et
Raymond se réfugient dans le puits de la turbine,
fermant la trappe sur eux. Au bout de deux heures, aidé par VALENTIN qui
lui faisait échelle de son corps, Raymond est parvenu à s'échapper par
le canal d'amenée d'eau. VALENTIN resté seul n'a pu atteindre l'orifice.
Les Arabes voulant le noyer, ont fermé le canal de décharge. A force d'énergie,
VALENTIN réussit à se maintenir sur l'eau, le puits s'étant rempli, il a
pu gagner l'ouverture du canal en s'y cramponnant. Immergé jusqu'aux épaules,
luttant contre le courant, il se résigne à attendre la nuit, dans cette
position. Vers six heures du soir, protégé par l'obscurité, il s'échappe, mais
ayant été aperçu à quelques pas du moulin, il essuie une fusillade qui ne
l'atteint pas. Glacé, exténué de fatigue et d'émotions, il se détourne du
chemin, traverse les champs afin d'échapper à ses poursuivants. Ce n'est qu'au
bout de trois heures qu'il réussit à rejoindre Souk-Ahras.
Par ailleurs, on se rappelle les circonstances dans
lesquelles les voituriers ROMIN et BIOLET ainsi que le géomètre
CHOISELAT se sont rendus au moulin Deyron, le 26 janvier.
Les charrettes escortées, arrivent au moulin vers trois
heures, au moment où le cher meunier FABER Guillaume se dispose à partir
à Souk-Ahras. Rassuré par la présence de CHOISELAT et de l'escorte, il
effectue le chargement des farines.Deux spahis sont préposés à la garde du
moulin, CHOISELAT repart en cabriolet, seul avec Mohamed bon Salah,
les charrettes se remettent en route vers quatre heures, un quart d'heure plus
tard, FABRER les suit, accompagné de son garçon meunier, le fils de ce
dernier et d'un maçon. Arrivés en haut d'une côte, ils découvrent les
charrettes abandonnées sur la route sans attelage, les cadavres de ROMIN et
de BIOLET gisent sur la chaussée. Par ailleurs, M. CHOISELAT avait
été assassiné non loin de la ville.
Plus tard les quatre cavaliers de l'escorte rentrent à
Souk-Ahras, disant qu'ils ont échangé des coups de feu avec les insurgés en
grand nombre, le fils de M. CHOISELAT revient également indemne, leurs
burnous portant des traces de balles.
FABRER, de son côté avec ses trois compagnons, cachés dans un ponceau,
aperçoivent une tente isolée et deux Arabes armés qui leur crient de
s'éloigner, le garçon meunier, son fils et le maçon se conforment à
l'injonction, continuent leur chemin vers Souk-Ahras qu'ils atteignent le jour
même. FABRER, connaissant
les deux Arabes, leur faisant confiance se dirige vers eux ; il est accueilli
par un coup de feu qui l'atteint dans la région des reins, il tombe dans une
mare de sang. On lui enlève son fusil, sa carnassière, ses bottes, à coup de
bâton les femmes le frappent le laissant pour mort. L'un des Arabes voulant
l'achever, l'autre lui dit :"laisse-le,
il est bien mort, ménageons notre poudre".
Pourtant bien que sérieusement blessé, il réussit à s'enfuir dans les
broussailles et se blottit dans l'endroit le plus touffu. Vers le milieu de la
nuit, il tente un dernier effort, gagne la ferme Deyron, tente d'escalader la
meule de fourrage pour s'y réchauffer. N'y arrivant pas il gagne une porcherie.
A la pointe du jour, un nouveau danger le contraint à déguerpir. Il entend les
Arabes qui enfoncent la porte de la chambre de Célestin BIOLLEY, tué la
veille. Il reconnaît le berger de la ferme et sa femme qui pillent la demeure.
Il se décide à fuir quand il entend le berger l'ap-
peler , moins confiant que la veille, il ne ralentit
pas sa course et grâce à l'obscurité réussit à se réfugier dans les
broussailles. Après avoir récupéré un peu de forces, il reprend sa marche et à
proximité d'un douar, il entend un Arabe reprochant à d'autres le pillage du
moulin Deyron. Dans son indignation, il les injuriait. FABRER comprenant
parfaitement l'arabe, prenant des risques, s'avance vers lui. Lakdar bon Amor, tel est son nom, le couvre immédiatement d'un burnous
et l'assure de son dévouement, il le cache dans une grotte où il lui fait
passer toute la nuit.
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Le lendemain, 28 janvier, Lakdar lui apporte des aliments auxquels il ne peut toucher, de
la paille pour adoucir sa couche. Il est visiblement inquiet sur le sort de son
hôte, il hésite entre la crainte de le laisser sans soins et celle de l'exposer
en précipitant son départ pour Souk-Ahras. En ce qui le concerne, il est
également inquiet, car si les insurgés apprennent qu'il a recueilli un
Français, sa vie et celle des siens sont en en danger. Pourtant l'état de
FABRER ne permettait plus d'attendre. A la nuit, un homme conduisant un
mulet se présente à la grotte. Il est le cousin de Lakdar et
invite FABRER à se confier à lui. Après l'avoir hissé sur le mulet, le
guide monte derrière lui afin de le soutenir sur le berda. Puis escortés par
Lakdar et deux autres cavaliers armés, ils prennent la direction de Souk-Ahras.
"Si Souk-Ahras n'est pas aux mains des
spahis rebelles, je répond de t'y conduire,
dit Lakdar. Ces hommes que tu
vois et moi nous mourrons pour te défendre. Mais si Souk-Ahras est aux mains
des rebelles, je ne réponds pas de sauver, tu es trop faible pour aller plus
loin".
Le groupe se met en marche. A une certaine distance un
des cavaliers donne l'alerte. Il faut revenir en arrière et changer de
direction. Enfin la petite troupe approche de la ville par le côté du marché.
Sur le conseil de
Lakdar, FABRER appelle pour
se faire reconnaître, son escorte lui dit adieu et s'éloigne. Recueilli d'abord
par le poste de miliciens, FABRER est aussitôt transféré à l'infirmerie.
Lakdar, dont les anciens Souk-Ahrassiens ont conservé le
souvenir, jouissait du respect et de la considé- ration générale tant auprès
des Français que des musulmans.
Son action d'éclat lui valut
une médaille
d'honneur et le titre de "Caporal".
Il était aussi fier de l'un que de l'autre. Au douar, on l'appelait "Caporal" tout court et, loin dans la région, on le
connaissait sous cette dénomination. Jamais il n'abandonna son douar d'origine
où il avait recueilli FABRER. Il est décédé
vers 1892.
Maurice VILLARD
Crédit revue Ensemble N°234 10/2002